« L’émigrant irlandais » – une traduction de poésie

Eavan Boland est l’un de mes poètes préférés ! Elle est née en Irlande en 1944 et sa vie a été partagée entre Dublin, en Angleterre et aux États-Unis, où elle a enseigné la littérature à l’Université de Stanford. L’une de nos professeures d’écriture créative ici à l’Université de l’Oregon était l’un de ses étudiants là-bas ! Malheureusement, Boland est morte avant de pouvoir visiter notre campus en 2020; mais sa poésie reste pour nous inspirer tous !

“The Emigrant Irish,” que j’ai traduit en français, est un poème que Boland a écrit à la mémoire du peuple irlandais qui a dû quitter le pays pendant et après la Grande Famine de la pomme de terre au milieu du 19ième siècle (y compris mes ancêtres !). C’est aussi une réponse à la Tilley Lamp, une lampe qui brille d’une fenêtre à Áras an Uachtaráin (l’équivalent irlandais de la Maison Blanche américaine). La Tilley Lamp est un symbole, « éclairant la route des émigrants irlandais et de leurs descendants, les accueillant [de retour] dans leur patrie ». (https://president.ie/en/explore-visit/tilley-lamp)

Auteure de nombreux recueils de poésie, livres en prose et essais, Eavan Boland a reçu le Lannan Literary Award for Poetry en 1994, et aujourd’hui, on se souvient d’elle comme d’une poétesse, d’une enseignante et d’une chef féministe.
–Mia Vance

 

L’émigrant irlandais

Comme des lampes à huile, nous les mettons derrière,

nos maisons, nos esprits. Nous avions des lumières
meilleures que, plus récentes que et puis

un temps est venu, cette fois et maintenant
nous avons besoin d’eux. Leur terrible exemple de fortune.

Ils auraient prospéré sur nos besoins.
Ce qu’ils ont survécu, nous ne pouvions même pas le vivre.
Grâce à leurs lumières maintenant il est temps
d’imaginer comment ils se tenaient là, avec quoi ils se tenaient,
que leurs affaires deviennent notre pouvoir.

Le carton. Le fer. Leurs difficultés se parcellisaient en eux.
La patience. Le courage. Éprouvé
dans le crépuscule de couleur bleue du Nouveau Monde.

Et toutes les vieilles chansons. Et rien à perdre.

 

The Emigrant Irish

Like oil lamps we put them out the back,

of our houses, of our minds. We had lights
better than, newer than and then

a time came, this time and now
we need them. Their dread, makeshift example.

They would have thrived on our necessities.
What they survived we could not even live.
By their lights now it is time to
imagine how they stood there, what they stood with,
that their possessions may become our power.

Cardboard. Iron. Their hardships parcelled in them.
Patience. Fortitude. Long-suffering
in the bruise-coloured dusk of the New World.

And all the old songs. And nothing to lose.

 

Petite analyse :

L’utilisation par Boland du jeu de mots et de l’ambiguïté dans le poème reflète l’ambiguïté de l’attitude des habitants irlandais à l’égard des émigrants et de leurs descendants.

Par exemple, dans cette phrase tirée de la première ligne – « nous les mettons derrière » – la conjugaison du verbe anglais « put » dans la première ligne peut être lu soit au présent (nous les mettons derrière maintenant) ou au passé (nous les avons déjà mis dehors). De plus, « we put them out » porte la double connotation de « put out » comme de mettre quelque chose à l’extérieur, qui se rapporte le plus clairement au récit du poème, mais aussi to put out/éteindre  une lumière, qui pointe plutôt vers l’imagerie en jeu dans le poème. « Comme des lampes à huile, nous les (émigrés) mettons derrière // nos maisons, nos esprits » – ces premières lignes révèlent l’acte de distancer/déplacer soulignant l’acte d’allumer les lampes commémoratives et de les placer dehors.

Les lignes suivantes, cependant, – “Nous avions des lumières / meilleures que, plus récentes que et puis // un temps est venu, cette fois et maintenant / nous avons besoin d’eux. Leur terrible exemple de fortune » – indiquent le rôle du récit tragique de l’émigrant dans l’identité irlandaise moderne. L’histoire du déplacement, de l’oppression et de l’exil, devient une partie importante du contexte irlandais aujourd’hui, alors que les habitants récupèrent et réforment leur identité nationale et individuelle en tant que pays indépendant et en tant que membre de l’Union européenne. L’acte de définition de l’irlandais continue et l’histoire de l’émigration de masse joue un rôle important.

La strophe médiane (et la plus longue) du poème renforce cette relation compliquée entre l’habitant irlandais moderne et l’émigrant du passé, commençant par deux déclarations comparatives, séparées en leurs propres vers, et se terminant par des points : « Ils auraient prospéré sur nos besoins. / Ce qu’ils ont survécu, nous ne pouvions même pas le vivre. Sur le plan musical, la rime interne « prospérer/survivre » relie ces deux revendications comparatives, créant une inséparabilité, un lien entre les lignées elles-mêmes, mais aussi entre les habitants et les émigrés. La comparaison suggère que si les habitants actuels ont accès à plus de ressources, de sécurité et de confort que les émigrants, les émigrants avaient plus de résilience et de force pour survivre à ce qu’ils ont affronté, ce qui implique un air à la fois de pitié et de crainte.

La strophe médiane (et la plus longue) du poème renforce cette relation compliquée entre l’habitant irlandais moderne et l’émigrant du passé, commençant avec deux déclarations comparatives, séparées en leurs propres vers, et se terminant par des points : « Ils auraient prospéré sur nos besoins. / Ce qu’ils ont survécu, nous ne pouvions même pas le vivre. » En termes de musicalité, la rime interne « thrived/survived » faire le lien entre les deux déclarations comparatives, créant une inséparabilité entre les lignées elles-mêmes, mais aussi entre les habitants et les émigrés. La comparaison suggère que tandis que les habitants actuels ont accès à plus de ressources, de sécurité et de confort que les émigrants, les émigrants avaient plus de résilience et de force pour survivre, ce qui implique un air de pitié et aussi d’admiration.

De plus, il y a un changement notable de l’identité du « they » dans le poème, qui commence à la fin de la strophe précédente : « Leur terrible exemple de fortune ». À qui? Pas les lampes à huile. Les émigrés. Boland a formé un lien indissociable entre les lampes physiques et les émigrants eux-mêmes en leur attribuant le même pronom avec ce changement clair mais subtil. Ceci est renforcé dans la phrase qui suit : « Grâce à leurs lumières… » (les lumières des lampes ET des émigrants).

Les dernières lignes « …imaginer comment ils se tenaient là, avec quoi ils se tenaient[…] // Le carton. Le fer. Leurs difficultés se parcellisaient en eux. / La patience. Le courage.[…] // Et toutes les vieilles chansons. Et rien à perdre. » La poètesse imagine le peu que possédaient les émigrés en partant à la recherche d’une vie meilleure (incertaine « dans le crépuscule de couleur bleue du Nouveau Monde »), et comme a dit le poème, cette méditation sur la souffrance et la force des émigrants est pour devenir « notre pouvoir (des habitants irlandais) ». En d’autres termes, le poème suggère que le citoyen irlandais moderne peut réfléchir sur la souffrance et la pauvreté des anciens émigrants et être reconnaissant pour le confort et la sécurité dont ils disposent aujourd’hui, et être renforcé et inspiré par la résilience du peuple irlandais à travers l’histoire et dans le futur.

Il y a beaucoup de choses qui pourraient être perdues maintenant – les ressources, les droits, les cultures, les vies – mais beaucoup de choses ont été récupérées et beaucoup ont survécu aux épreuves de l’histoire. Les vieilles chansons sont encore chantées. Et tant que nous choisissons de continuer à les chanter, ils ne seront jamais perdues et la lumière ne s’éteindra jamais.

 

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